Trucha gris voulait voir la mer
Montés sur le petit âne gris, Pablo et Dolorès redescendent
vers la vallée.
En traversant le Rio Azul, un reflet argenté suivi d'un petit
remous attire l'attention des enfants.
«Y a-t-il des truites dans le Rio Azul? demande Pablo.
- Il y en avait une très vieille, répond le papa conteur. Autrefois elle
habitait le lac d'Aparzo, tout en haut de la montagne. Un jour, elle a
voulu rejoindre le Rio Azul ! Elle voulait voir la mer. Elle s'appelait
Trucha Gris. C'était une amie de Gougou et de la grenouille Nénette.
Moi seul connais son histoire.
Ce matin-là, comme tous les matins, Gougou était venu retrouver
la grenouille Nénette. Il ne la trouva pas et fit le tour du lac. Il
appelait doucement :
-Nénette, Nénette, entrecoupé de hi-han discrets, mais point
de Nénette.
-Nénette, hi-han, Nénette?
Très inquiet, il appela plus fort :
-Nénette, hi-han, Nénette? Nénette, hi-han, Nénette?
-Arrête, arrête, répondit l'écho.
Un peu triste, il se regarda dans l'eau du lac quand tout à coup,
le miroir se cassa et brisa son image. Un rayon d'argent transperça
la surface et une truite vint pointer son nez.
-Bonjour, je suis une truite, je m'appelle Trucha Gris. Je vis
dans l'eau du lac.
Gougou n'avait jamais rencontré de truite. Il répondit très poliment.
-Moi, je suis un âne, je m'appelle Gougou.
-Très heureuse. Pardonnez ma hardiesse, mais je cherchais un compagnon pour bavarder. Je m'ennuie un peu dans le lac.
J'aurais aimé voyager, naître dans une rivière, suivre les courants,
sauter dans les cascades et puis, un jour, descendre jusqu'à la
mer.
Quelques bulles crevèrent la surface. La truite remua deux fois
la queue.
-Parlez-moi de vous, cher Gougou, racontez-moi votre vie.
- Mais certainement, dit Gougou qui aimait bien parler de lui.
C'est un tout petit défaut chez Gougou.
-À propos, vous ne veniez pas pêcher par hasard?
-Oh non, pas du tout, j'ai horreur du poisson !
-Vraiment? Vous n'aimez pas le poisson?
-Non, je préfère l'herbe tendre qui pousse entre les
pierres, les petites baies, les épineux, mais pas le
poisson !
-Moi, j'adore ça, un petit ver par-ci, un moucheron
par-là, un moustique... hop! je gobe, et pour
finir, toujours un poisson.
-Non?
-Si!
-Vous mangez des poissons comme vous?
-Heu oui... mais des tout petits... je ne
suis pas très vorace.
Gougou regardait cette nouvelle amie
couverte d'or et d'argent, si belle, si élégante
dans l'eau claire. Il avait du mal
à imaginer qu'elle puisse dévorer d'autres truites, des bébés, des enfants truites, des soeurs en fait.
-Mais voyons, Trucha Gris, moi je ne mange pas des petits
ânes, c'est affreux.
-C'est comme ça, mon cher, la nature, la nature... Il y a
quelque chose, quelque chose que j'aime par-dessus tout.
-Ah oui? C'est quoi?
-C'est croquant, c'est frais, c'est vivant, mais très difficile à
attraper.
-Qu'est-ce que c'est?
-Vous aimez les devinettes, cher Gougou?
-Non, je ne suis pas doué.
- Devinez quand même ! Ça se termine par ouille !
-Ouille?
-Oui, ouille.
-Ouille, ouille, comme disait la cagouille. Cagouille?
-Non.
-Si ce n'est pas cagouille, je bredouille.
-Alors, c'est...?
-J'ai le cerveau qui bafouille, ça gargouille de trouille.
-Je vais vous aider, cher Gougou, je rajoute une lettre : n, ça fait
nouille.
-Mais qu'est-ce que c'est ça, nouille, nouille... c'est pas grenouille
tout de même ?
-Ouiii!
- Oh non !
-Oh si!
-Vous ne mangez pas de grenouilles, c'est épouvantable !
-Oh non, cher Gougou, ne dites pas cela. Il faut essayer avant
de dire je n'aime pas, il faut essayer !
Gougou hurlait :
- Nénette, Nénette !
-Arrête, arrête ! répondit l'écho.
Il se tourna affolé vers Trucha Gris. Son coeur battait
très fort, il était au bord des larmes.
-Vous avez mangé Nénette?
- Mais quelle est cette Nénette-là ?
-C'est une amie verte à pois rouges
qui a une voix très agaçante et qui
chante très mal. Ma Nénette ? Nénette !
-Calmez-vous, ces cris sont franchement
vulgaires. Je ne dévore pas
toutes les grenouilles du lac même
» si je déteste leurs coâ-coâ du soir.
Gougou était effondré, il
n'avait pas vu Nénette aujourd'hui
et il était persuadé que Trucha Gris
l'avait croquée.
-Avez-vous mangé une grenouille
ce matin, oui ou non ?
-Non.
-Cette nuit?
-Non plus.
-Hier soir alors, à l'heure du
coâ-coâ ?
- Décrivez-la-moi.
-Je vous l'ai dit, elle est verte à pois rouges, elle est toute nue,
elle n'a pas d'oreilles, elle n'a pas de poils, elle n'a pas de queue,
elle a même une voix épouvantable. Elle est très laide !
-Et c'est votre amie?
-Oui!
-Votre Nénette est-elle intelligente au moins?
-Oh ! oui, oh, oui, elle est très intelligente !
-Alors il y a de l'espoir, cherchons-la! Votre Nénette est en
goguette. Celle que j'ai avalée hier soir était bleue avec des yeux
jaunes et de longues pattes noires, très musclées. Elle était très belle
mais très bête ! Elle a plongé sans regarder où elle allait se mouiller.
J'étais là, j'attendais, j'ai ouvert la gueule, et plouf! dans le panier du
carnassier. J'ai refermé, ses petites pattes gigotaient, c'était délicieux.
- Oh ! mais taisez-vous ! Taisez-vous ! Nénette ?
Une petite boule vert et rouge atterrit sur le cou de Gougou.
-Ah ! tu es là, ma Nénette !
-Bien sûr que je suis là. Je peux quand même jouer avec mes
copines. On faisait un concours. Celle qui resterait le plus longtemps
sous l'eau sans respirer. Mais qu'est-ce qui se passe ?
-Je voulais te présenter à une amie : Trucha Gris !
La truite fit trois tours dans l'eau et le rayon d'argent de nouveau
brisa la surface.
Nénette s'accrocha aux oreilles de Gougou.
-Assassin ! Assassin ! Tu veux me faire croquer par ce carnassier !
-C'est vrai qu'elle est laide !
-Assassin... !
-N'ayez pas peur, amie Nénette. Je suis vieille et il y a tant de
choses à manger dans le lac.
-J'ai pas confiance !
-Je vous promets de ne plus manger de grenouilles. Cela me
coûte, mais je vous le promets.
-Elle ment, Gougou, elle ment, c'est plus fort qu'elle. Elle
ne peut s'empêcher de croquer les grenouilles.
Hier soir, elle a mangé ma copine Supette !
Méchante !
-Vous me faites de la peine, Nénette.
-Nénette a raison, c'est très vilain ce que
vous faites ! Allons, si Trucha Gris ne tient
pas sa promesse, je boirai toute l'eau du lac
et elle crèvera, séchée au soleil, cette vieille
truite.
-Mon Dieu, épargnez-moi cette horreur !
Elle tint parole et tous les trois devinrent
de merveilleux amis. Des premiers rayons
du soleil aux coâ-coâ du soir, ils ne se
quittaient plus. Gougou surveillait les
pêcheurs et quand il en voyait un, il
prévenait Trucha Gris qui s'enfuyait
au fond du lac. Nénette se cachait
entre les herbes et Gougou broutait
comme si de rien n'était, l'air
un peu bête. Les ânes ont souvent cet air-là. C'est pour cela que l'on dit : "Bête comme un âne."
Mais vous savez maintenant que ce n'est pas vrai.
Les mois passaient et Trucha Gris vieillissait. Un jour qu'il faisait
si chaud sur le lac d'Aparzo, elle déclara à ses compagnons :
-J'aimerais tant connaître le courant frais d'une rivière tumultueuse.
Je suis vieille et avant de mourir, je voudrais nager dans le
Rio Azul et puis, un jour, aller voir la mer.
Ses deux amis auraient aimé lui faire plaisir mais comment
rejoindre le Rio Azul, en bas, dans la vallée? Gougou réfléchit et
regarda le ciel.
-Je connais quelqu'un qui pourrait nous aider, je ne sais pas
s'il sera d'accord, mais c'est la seule solution.
- De qui parles-tu ?
-D'un ami qui habite dans les nuages. Si je réussis, demain
peut-être, tu nageras dans le Rio Azul.
- Ce serait un miracle.
-Merci, cher Gougou si doux.
-Il faut bien s'entraider, chère Trucha.
-Moi aussi, j'aimerais beaucoup voir la mer, dit Nénette.
- Moi aussi.
Ils étaient si heureux qu'ils chantèrent jusqu'au soir.
Trucha-cha, Kiki, Coco, Gougou
Trucha-cha, Kiki, Coco, Gougou
On ira voir la mer, vieille Trucha, on ira voir la mer !
On ira voir la mer, vieille Trucha, on ira voir la mer !
Le lendemain à l'aube, Gougou revint sur les bords du lac où
l'attendaient Nénette et Trucha. Il était très essoufflé.
-C'est le grand voyage, Trucha, regagnez le milieu du lac et
tenez-vous prête. Allons, dépêchez-vous !
Ce qu'elle fit. Du ciel, on aurait pu voir un trait d'argent filer
comme l'éclair à la surface de l'eau. Gougou dansait de joie.
-Ah! Je suis tout excité, quelle aventure! La la la la... chère
Trucha tcha tcha.
- Et moi ? Je fais quoi, moi, hein ? Je tricote pendant ce temps ?
-Toi, tu viens sur mon dos, tu t'accroches à mes oreilles et on
file au grand galop entre les cactus jusqu'au Rio Azul. Trucha Gris
y sera déjà. Regarde !
Au-dessus de la montagne, portés par le vent, Kiki le Condor et
Coco le Pigeon volaient entre les nuages. Gougou était fasciné.
Kiki, comme les meilleurs pilotes de chasse, salua par deux fois,
puis vira largement au-dessus du lac pour repérer Trucha Gris. Il
resta suspendu le temps d'une respiration puis fonça sur elle.
Gougou et Nénette n'eurent que le temps de voir une gerbe
d'écume. Kiki était déjà remonté dans le ciel. Il
tenait la vieille truite dans ses serres.
-Tiens-toi bien, ma cocotte, je t'emmène
au paradis des poissons.
Jamais truite n'avait fait un tel voyage.
-Quelle merveille, cher grand condor, que cet
instant !
Avant de mourir, elle aura survolé le lac
d'Aparzo, les montagnes rouges de la Cordillère, le petit village d'Humahuaca, et bientôt, elle connaîtra la rivière de
ses rêves : le Rio Azul. Coco vole auprès d'eux.
-Alors, toi aussi, tu es partie de chez toi? Je m'appelle Coco,
Coco le Pigeon.
-Très heureuse ! Oui, je voulais voir la mer.
-Tu la verras, mamie, tu la verras.
Et Kiki chanta son refrain préféré : "Viens, je t'emmène en
voyage au-dessus des nuages, voir les oies sauvages... Le vent
raconte des histoires à tous les enfants qui ont peur le soir, etc."
Kiki passa au-dessus de l'école, celle de Pablo et Dolorès. Il
fonça droit vers la falaise bleue et visa une grande cascade. Il fit un
clin d'oeil à Trucha Gris.
-Heureuse, ma cocotte? Je m'appelle Kiki. Allez, salut ma
vieille.
Il ouvrit ses serres et Trucha Gris fit le plus beau plongeon de
sa vie. Record battu ! Folle de joie, elle tournoya dans l'écume.
Nénette et Gougou arrivèrent bientôt, épuisés par le galop d'enfer.
-Je n'ai pas eu le temps de remercier votre ami, il faudra le faire
pour moi ! dit Trucha.
- Où allons-nous ?
-Vers la mer.
-Je voudrais faire de la plongée et nager avec vous, dit Gougou.
-Nous t'apprendrons.
-Oui, nous t'apprendrons.
Rien n'est plus beau qu'un rêve qui se réalise. Ils partirent tous
les trois vers la mer et Nénette rêvait qu'un jour quelqu'un raconterait
leur histoire.
Bientôt on ne les vit plus, seul le vent rapporta leur chanson :
Trucha-dia, Kiki, Coco, Gougou
On ira voir la mer, vieille Trucha, on ira voir la mer !
Ce cher Gougou si fou si doux et sa Nénette guillerette
Drôle de pigeon Coco là-haut et son ami Kiki
On ira voir la mer, vieille Trucha, on ira voir la mer !
Trucha-cha, Kiki, Coco, Gougou
On ira voir la mer, vieux Gougou, on ira voir la mer !
Merci beaucoup les amis, merci, merci beaucoup !
Jamais on ne revit Trucha Gris. Seuls revinrent un jour Gougou
et Nénette. Le lac d'Aparzo et les montagnes rouges leur manquaient.
Kiki le Condor et Coco le Pigeon les attendaient, là-haut,
tout là-haut dans les nuages.
-Et ce petit reflet d'argent que Dolorès a vu tout à l'heure,
papa ? »
Trucha Gris avant de disparaître avait pondu et laissé une nombreuse
descendance.
Le conteur de la Quebrada d'Humahuaca saute de joie. Il fait
voler son poncho et salue le Rio Azul. Les truites habitent les eaux
claires du Rio Azul.
Pablo et Dolorès rient de voir leur père danser sur les pierres de
la rivière. Il est fou de bonheur et tous les enfants d'Humahuaca
iennent les rejoindre, pour écouter indéfiniment le conteur de la
Quebrada d'Humahuaca.
Mes chers amis, si un soir vous le rencontrez, ne lui dites pas
que vous connaissez ses histoires. Il m'en voudrait beaucoup. Je
compte sur vous.
Nous faisons écouter des comptines à nos filles, c'est une façon d'appréhender le pays, sa culture et de s'approprier la langue.
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